La Rivière


Le travail accompli par la compagnie Coeur d'Art & Co avec les habitants du quartier de La Rivière fut un travail de longue haleine, effectué avec l'appui d'un Centre Social très actif. Il donna lieu à la production de très nombreux textes. Ceux-ci furent organisés en un spectacle mêlant acteurs professionnels et habitants du quartier et présenté dans deux appartements mis à disposition de la compagnie par un bailleur social (9 représentations). Certains de ces textes figurent dans la collection Trames urbaines, une publication de la Ville de Saint-Etienne « dans une démarche originale de valorisation de son patrimoine urbain ».

La Rivière est un quartier autrefois très industriel, avec d'importantes entreprises (et une histoire de luttes ouvrières très chargée). Ce n'est plus maintenant qu'un espace résidentiel à caractère majoritairement social.Y subsistent aussi les vestiges d'un ancien orphelinat voisin d'un petit séminaire : une cohabitation qui appelle forcément la fiction...

Verrières

Verre et fer.

Verrières.

Empoussiérées : transparence amoindrie, amortie.

Là-haut, pas à portée de main, ni à hauteur de regard. Les voir appelle l'effort.

Par cette verrière, on en voit une autre qui donne sur le ciel.

Sur le ciel ? Ou bien sur une autre, encore ?

D'où vient alors la lumière du jour, ce rayon de soleil étouffé ?

Ces poutrelles ne sont-elles qu'un reflet, le reflet d'autres poutrelles dans une autre verrière ?

L'atelier est un palais des glaces, mais un palais des glaces à l'abandon. On imagine un fête foraine désertée, battant au vent. Musique de Nino Rota, bien sûr : peut-être ce qu'il y a de mieux pour dire ici les anciens gestes ouvriers, leur poids d'épuisement.

Laissons donc, parmi les friches, la musique trébucher à l'infini entre nostalgie et soulagement.

Et rassurons-nous avec la stricte géométrie des poutrelles et le décompte précis des vitres encore intactes.

L'orpheline

« Si chaque homme ne pouvait pas vivre une quantité d'autres vies que la sienne, il ne pourrait pas vivre la sienne."

Paul Valéry, Variété (cité par Olivier Rolin en exergue de Suite à l'Hôtel Crystal)

28 septembre.

Un journal intime, c'est intime, ça veut dire que c'est pour soi. Enfin, d'abord pour soi. Mais après... Parce que c'est écrit et que les écrits restent et donc que fatalement quelqu'un finit par les lire. Et quand on sait cela, on fait attention, forcément, on se retient un peu, on s'arrange pour être présentable. Surtout qu'ici il y a l'œil des Dames. Tout le temps. Toute à mon écriture, je n'ai pas entendu la cloche de six heures. Les voilà. J'arrête.

29 septembre.

Les Dames ne me regardent plus comme avant, elles ont pour moi un regard spécial. Enfin, je crois. Je me donne peut-être trop d'importance en écrivant cela. Mais c'est parce que maintenant je suis la plus grande de l'orphelinat : Elise n'est plus là. Elle avait un an de plus que moi, on l'a placée dans une ferme. Les orphelins sont très demandés, surtout les garçons bien sûr. Il faut être en bonne santé, au moins en avoir l'air, voilà tout. On devait me placer aussi, une Dame m'avait prévenue, c'était pour bientôt. Mais on a un matin ramené Elise, pâle comme une morte. Il y a eu un grande discussion devant le portail, le Directeur, l'Econome et plusieurs Dames, et puis un homme que je ne connaissais pas. Et aussi deux gendarmes. Pendant que les autres parlaient, Elise était debout, sa valise à ses pieds et ne disait rien. Je lui ai fait un signe de la main, elle a baissé la tête. Tout cela a duré longtemps. Finalement, les gendarmes sont partis et l'homme que je ne connaissais pas est parti aussi avec Elise. J'ai demandé à une Dame si Elise s'était enfuie de la ferme. Non, elle ne s'est pas enfuie, mais c'est fini, demain, elle travaille en fabrique. Elle sera moulinière. Et toi, tu restes ici. Je reste donc. Jusqu'à quand ? Jusqu'à quel âge ? Je viens d'avoir treize ans.

30 septembre.

Je ne vais plus à l'école : trop grande. Dommage, j'ai dit. Vraiment dommage, a dit la maîtresse. J'aide les Dames, j'accompagne les petites à l'école, je fais de la couture et du jardinage. Bref, on m'occupe. J'aide les Dames, mais attention, je ne suis pas l'une d'elle et on me le fait bien savoir : on ne s'adresse guère à moi que pour me donner des ordres et je ne fais rien sans être sous surveillance. Je porte toujours la blouse noire à col claudine et la cape de drap gris, qu'il a fallu rallonger. Je n'ai jamais aimé ces vêtements si différents de ceux des autres enfants, enfin de ceux qui ne sont pas orphelins ; je m'en suis toujours sentie marquée comme au fer rouge et maintenant c'est pire. Qu'est-ce que je fais ici ? Qu'est-ce que je ferais ailleurs ? Je suis dans un entredeux. C'est peut-être ça, ne pas être heureuse. Enfin, ici, il faudrait plutôt dire un peu plus malheureuse que d'habitude. Mais j'exagère. Ou pas. Je ne sais plus. Pourquoi Elise n'est-elle plus là ? Je ne sais plus à qui parler.

1er octobre.

Je ne suis plus pareille. C'est normal, je sais : je ne suis plus une enfant, j'ai treize ans. Je ne sais plus comment... comment dire ? Comment me tenir, comment marcher, comment bouger. Avant, mes gestes étaient ordinaires, c'étaient les gestes de tout le monde, les gestes des autres. Maintenant, ils prennent une importance qui me fait peur. Alors je rase les murs, je remue aussi peu d'air que possible. Je baisse les yeux. Monsieur Rouxel, l'économe, s'est arrêté devant moi ce matin. Longtemps. Il m'a dit en cherchant son souffle que j'avais de beaux cheveux et puis les yeux aussi. J'ai fait ma grise, ma transparente et puis j'ai fini par lever les yeux. Alors il a rougi et il parti très vite. Regard choisi et bien ajusté est plus efficace que paupières baissées. Je viens d'inventer un dicton.

2 octobre

On a toute la journée fait les ourlets des draps des nouveaux lits qui sont un peu plus petits : un mètre quatre vingt par quatre vingt deux. Ce sont des lits d'enfants. Je crois que je vais me sentir bien à l'étroit dans le mien. Les Dames sont de mauvaise humeur : tout ce travail les prive de leur demi-journée de sortie. Et puis, à cause de moi, il faut toujours qu'une Dame soit là, même pendant l'école, puisque je n'y vais plus. J'essaie pourtant de ne jamais les contrarier. J'aimerais qu'elles m'oublient, qu'elles me laissent un peu seule. Qu'elles me laissent le temps.

4 octobre.

Les draps sont finis, on a dormi dans nos nouveaux lits. Mais surtout, j'ai recommencé à accompagner les petites à l'école. Orphelinat, école, et l'église, qui est tout près : c'est maintenant mon seul trajet puisque je n'ai plus droit aux promenades du dimanche après-midi, avec les petites. Je ne sais presque rien de ce quartier et rien du tout de cette ville. Pour moi, le monde est minuscule. Notre rang a croisé celui du petit séminaire ! On ne les voit presque jamais, pourtant. Ils sont bien comme le disait Elise, qui les avait aperçu une fois : au moins quinze ans, les oreilles rouges et décollées, l'oeil fuyant, l'allure pataude avec leurs gros souliers. Des paysans, disait encore Elise, des cadets de familles nombreuses, faciles à recruter : une bouche de moins à nourrir maintenant, un héritier en moins bientôt ! Penser à Elise m'a fait monter les larmes aux yeux. C'est peut-être pour ça que le dernier du rang m'a regardée et avec un drôle de petit sourire, à la fois timide et complice. Tout cela a été si rapide, les rangs ne se sont pas arrêtés, bien sûr, le martèlement des chaussures ne s'est pas interrompu, je ne me suis pas retournée. Mais ce soir, je sais que lui et son sourire bizarre parmi les silhouettes noires des séminaristes et moi avec mes yeux embués et ma cape d'orpheline, nous n'étions pas, à ce moment-là, à notre place.

13 octobre.

Voilà plus d'une semaine que je n'ai pas pu écrire dans ce cahier : je suis requise pour l'inventaire et c'est un travail interminable. Et imbécile : on compte tout, même les objets qui sont abandonnés depuis longtemps dans la remise. Une tête de loup usagée, quatorze bassines galvanisées dont neuf encore utilisables, sept placards individuels sans porte, onze robes bleues en mauvais état, une pièce de huit mètres trente de gabardine noire, cinq mètres de toile serpillère écrue... et ainsi de suite. Je compte et je note, sous le regard d'une Dame qui trouve que j'écris bien, que je ne fais pas de faute, que cela pourrait m'être utile un jour. Utile ? Pourquoi, puisque je ne vais plus à l'école ? Dimanche, comme nous sortions de la messe, les séminaristes entraient dans la sacristie. J'ai eu droit à un nouveau sourire et cette fois j'ai répondu par un petit geste de la main. Ses yeux sont très bleus, il me semble. Et ses oreilles ne sont pas décollées, ça, j'en suis sûre.

20 octobre.

L'inventaire est terminé depuis lundi. Et si je n'ai pas écrit ce journal ces derniers jours, ce n'est pas parce que les tâches quotidiennes et la fatigue qui s'ensuit m'en empêchent. Non : c'est parce que je ne vois plus rien, dans la vie que je mêne, qui mériterait d'être mis sur le papier. J'attends quelque chose, je ne sais pas quoi, quelque chose qui puisse éclairer cette grisaille. Quelque chose qui... Une autre rencontre avec le rang du séminaire, voilà, c'est dit. C'est écrit. J'en tremble. Je suis...

21 octobre.

J'ai failli me faire surprendre, hier soir : une Dame est arrivée pendant que j'écrivais ! Encore en train d'écrire ? J'ai refermé brusquement le cahier. C'était une erreur, je le sais : cela aurait du lui donner l'irresistible envie de savoir ce que je dissimulais. Mais elle avait autre chose en tête. Vous qui écrivez si bien, sans faute et avec un bon vocabulaire, vous allez avoir un travail à votre mesure : Monsieur Rouxel, qui connaît du monde, vous a trouvé une place de répétitrice chez un notaire qui a trois jeunes enfants. Bien sûr, vous ferez aussi un peu de ménage. Vous commencez bientôt. C'est à Roanne. Je n'ai rien répondu. Je ne savais pas si c'était une bonne ou une mauvaise nouvelle. Ce soir, je ne le sais toujours pas. Bien sûr, il me faut quitter l'orphelinat. Je n'ai plus l'âge d'être orpheline. Je ne veux plus qu'on s'occupe de moi sans m'aimer. Et pourtant, ces allées que les feuilles mortes commencent à encombrer, ces bâtiments, ces couloirs sombres m'ont vu grandir, alors les quitter... Je vais mal dormir. En tout cas, pour le cahier, il me faut être plus prudente, bien le cacher, écrire à demi-mots, peut-être.

23 octobre.

Quelques mots, sur la page de garde du missel que chacun doit laisser à sa place, sur son banc, à l'église : le dernier du rang t'offre la clé des champs, si tu la veux, dit merci et attends la suite. Je me suis retournée : tout le séminaire était là, sur la travée voisine et j'ai trouvé les yeux bleus. Tu es mon merci oh seigneur rien ne saurait merci où tu me conduis, dans tes verts pâturages tu m'a merci merci, et de tes eaux limpides merci merci merci... Tout le monde chantait et personne n'a entendu le merci. Mais on pouvait le lire sur mes lèvres, j'en suis sûre. Alors j'attends la suite.

26 octobre.

Depuis trois jours, rien ne s'est passé. Et puis ce matin, Monsieur Rouxel m'a fait appeler par une Dame. Quand je suis entrée dans son bureau, il a tout fait pour ne pas me regarder : il s'est levé, il est allé à la fenêtre et m'a tourné le dos. Vous partez après-demain. Une Dame vous conduira à la gare. Soyez prête à huit heures. C'est une bonne place, vous verrez. Il a baissé la voix : je vous ai recommandé personnellement. Il m'a fait face et a essayé de me regarder dans les yeux, sans y parvenir et il a bredouillé : vous êtes... vous... vous pouvez retourner à vos occupations.

Après-demain ! Le temps presse ! Cette nuit, je vais sortir en cachette, aller à l'église, je sais qu'elle est toujours ouverte, c'est la maison de Dieu, pour chercher dans mon missel un nouveau message. J'ai peur.

27 octobre.

Pas de message dans le missel ! Mais tout à l'heure, une du dortoir des petites m'a tendu une image pieuse : Sainte-Thérèse de Lisieux. Au dos de l'image, au crayon : demain, dès l'aube, la route est ouverte devant la maisonnette à gauche du portail ; à demain. Voilà : il a écrit « dès l'aube » c'est à dire au lever du jour ; mais à quelle heure se lève le jour, en cette fin d'octobre ? Si c'est après huit heures, je serai déjà partie pour la gare ! Pour Roanne !

Je me suis calmée. Advienne que pourra : ce pile ou face m'amuse plus qu'il ne m'effraie et j'en suis moi-même étonnée. Les dernières heures de la nuit seront des heures d'attente et d'incertitude qui me guériront de ces milliers de journées sans espoir ni surprises, rythmées seulement par la cloche de la conciergerie et si tristement conformes au règlement intérieur. Je vais aller à la remise : depuis que j'ai ai fait l'inventaire, j'en connais le contenu par coeur et je sais qu'il y a là un manteau suffsamment décoloré pour ne plus ressembler à celui des orphelines du Rez. Quoiqu'il arrive, demain matin, je serai prête.

Le journal de l'orpheline s'arrête ici. Il a été trouvé derrière une plinthe d'un dortoir lors de la démolition du Foyer municipal de l'enfance, anciennement Orphelinat municipal du Rez. Il ne nous a pas été possible, malgré d'opiniâtres recherches, d'identifier celle qui en fut l'auteur. Il est en tout cas miraculeux que là où il était placé les souris ne l'aient pas rongé.

Comme un taureau

Maintenant que tu me le dis, c'est vrai, tu vois : ce quartier, il est comme un taureau, le front contre la montagne ; et il y a enfoncé ses deux cornes, bien profondément : le Valfuret d'un côté, le Valfuran de l'autre.

Il a placé là des têtes de pont, des postes avancés. Mais abandonnés souvent : le café Georjon sur la 82, la taillanderie Guichard presque au bout du Furan.

Partout ailleurs, les villes prennent le large, rongent l'espace. Ici non, regarde : les forêts descendent, elles approchent (hé oui : comme chez Shakespeare !). Elles viennent flairer, mais alors de très près, ce qui a le culot de les pénétrer.

Et pourtant il pousse, le taureau, il se bat toujours : contre l'écorce rouge et la résine poisseuse, contre le tranchant du schiste, contre les eaux trop vives. Il a fort à faire.

Il prend son temps, bien sûr : mais ça, tu sais, c'est un minimum quand on a le respect de l'adversaire.

Mâchefer

Mâchefer.

Le mot, d'abord : mâche-fer.

Un monstre mâchant du fer - tiens, des rails de chemin de fer, par exemple - comme toi tu mâches des spaghettis.

Mâchoires formidables, titanesques, qui ne connaissent pas leur force, comme on dit.

Mais non, ce n'est pas ça, le mâchefer. Il n'a rien de mâché. Il est volcanique, tellurique. C'est une lave refroidie, percée comme la pierre ponce d'un réseau complexes de canaux gazeux. Le mâchefer vient de ce que la terre a de plus profond, de plus sombre, de plus inquiétant.

Le mâchefer sent le soufre.

Un mur en mâchefer. On a recouvert d'un crépi clair sa surface urticante et funèbre. Mais sur le mâchefer, le crépi tient mal, il se boursoufle, s'abat par larges plaques. Le mâchefer réapparaît, et apparaît pour ce qu'il est : une éponge grise, durcie et minérale.

Le mur n'a perdu que son crépi et il a déjà l'air d'une ruine. Brûlée, carbonisée. Le mâchefer évoque le napalm et même Hiroshima.

Il y a, à La Rivière, deux usines bâties en mâchefer. On en longe les murs l'œil ailleurs. Le regard ne s'y arrête pas, il les fuit, se pose plutôt sur le bleu égéen de ce portail métallique. Le mâchefer, autour de lui, se fait si ténébreux et si râpeux qu'il faut, pour le regarder, un effort résolu, une décision ferme.

Cette décision, je la prends. Je reviens au mâchefer. Ce sera la dernière fois. Je me serai acquitté du plus dur de ma tâche.

Au soleil du mois d'août, il prend par endroits des teintes oxydées. Il rouille ? C'est donc bien du fer ! Mais non, c'est seulement que la lumière estivale révèle des nuances chaleureuses que l'hiver on ne lui soupçonnait pas.

Mais on ne se débarrasse pas si facilement de l'idée de rouille. C'est une idée qui ronge en profondeur.

Comme un souci.

Comme une absence.

73, avenue de Rochetaillée

Mon père, il l'a bien raté, 68. Cloué au fond d'un fauteuil, le pied dans le plâtre posé sur la galette d'une chaise de la cuisine. Accident du travail. En caisse. Ses copains ne venaient pas le voir, ils avaient mieux à faire : ils occupaient l'usine. Ils leur en a voulu longtemps, mon père. Vos accords de Grenelle, c'est bien joli, mais je donne pas deux ans avant que l'inflation vous les bouffe ! Les autres rigolaient : dis donc, Pierrot, tu vas pas cracher dans la soupe, t'y a eu droit, toi aussi, au beurre dans les épinards !

Moi, je l'ai raté aussi, 68. Trop jeune, la tête en l'air et puis le bac à passer ; et avec un an d'avance ! Le premier bac de la famille. Alors j'étais surveillé comme le lait sur le feu : à première vue, c'est du tout cuit, mais on ne sait jamais, l'ascenseur social, tu sais, c'est comme le trolley de Bellevue, t'en vois un, tu le prends : tu peux jamais savoir quand le suivant va passer, et même s'il passera un jour.

Bref, mon père était en bas, il écoutait Europe 1, et moi j'étais en haut, avec le programme de philo.

Joyeux mois de mai. Ah, ça pétillait, rue de Champagne ! « Jouissez sans entraves » disaient les murs. A Paris.

Le bac, je l'ai eu, bien sûr. Les autres aussi d'ailleurs. J'ai bien essayé de raccrocher au train, d'attraper un wagon ou un autre, ho-ho-ho-Ho Chi Min, les AG de l'AGESE, gardarem lou Larzac et même on the road again, again, mais tout avait un goût de réchauffé. J'avais raté le vrai départ.

Préparons la Licence.

Bon, j'étais comme mon père : ce qui me faisait vraiment dresser l'oreille, c'était surtout des trucs comme Cégédur, à Rive de Gier, la grosse bagarre, les types enragés. Ou bien la photo du Joint Français, là-bas, en Bretagne : le gréviste et le CRS qui s'empoignent au collet, ils n'en peuvent plus, ils en ont marre, ça dure trop longtemps, pendant combien de temps on va être obligés de faire ça, hein Ducon, juste pour vivre normalement ?

Maintenant, Maîtrise en poche, je tente l'agrèg'. Cours à Saint-Etienne, cours à Lyon. Saint-Ch'mond-Saint-Ch'mond : une minute d'arrêt, veuillez emprunter le passage souterrain... Facteur l'été, vendangeur à l'automne, gardien de nuit quand je peux : le ticket pour l'ascenseur social, c'est plus cher que celui du trolley de Bellevue. Et Debré vient de limiter les sursis, il aime pas nous voir en liberté, je suis mûr pour Mourmelon.

Mon père avait raison : l'inflation a bouffé Grenelle, les patrons veulent plus rien savoir, cinq ans après, il faut remettre ça. Cette fois, plus de pied dans le plâtre ! Il est bien là pour la deuxième couche. Il occupe son usine. Peugeot, avenue de Rochetaillée, l'ancienne Automoto. Ils ont le moral. Ils vont gagner. Ils demandent si peu. Pensez : la retraite à 75% du salaire. Mois d'avril pluvieux.

Je vais prendre le train à Châteaucreux. J'attends le trolley de Bellevue qui bien sûr n'arrive pas. Des types viennent de partout, en bleus, en canadienne, à pieds en tout cas. On monte chez Peugeot ! Hé mais chez Peugeot, y a mon père, c'est occupé ! C'est plus occupé : les gars ont été sortis à coups de barre de fer par les milices patronales ! Alors on y va.

Il en arrive encore, l'avenue est noire de monde.

Des milices patronales ! Des barres de fer ! Et mon père ?

Il est là, mon père, sous un parapluie, une couverture sur le épaules. Il est épuisé, il fait bien ses cinquante ans, mais il est encore furieux, il se défend : ils avaient des casques, ils avaient des revolvers, ils étaient trois fois plus nombreux que nous, qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse ? On s'est fait jeté comme des malpropres ! Et par des voyous ! Merci d'être venu, en tout cas. On l'applaudi, il hausse les épaules : je reprendrais bien du café, y a plus de café ?

Devant l'usine, on était de plus en plus nombreux, au moins vingt mille ! Il faut croire que toutes les boîtes ont débrayé ! Les CRS sont là aussi, bien sûr, mais ils ne bronchent pas. On pousse. Alors, sous les huées, ils font sortir ceux des milices et laissent rentrer les grévistes.

Mon père m'a vu : on va à la maison, j'en peux plus ; tu devais pas être à Lyon, toi ?

C'est plus une couverture qu'il a sur les épaules, c'est tout le poids du monde.

La grande Jacqueline

1957.

Le bruit est franc, d'une clarté qui le distingue de tous les autres bruits, même de celui du marteau-pilon de chez Nifler.

Question de régularité plus que de force.

Question d'étrangeté, aussi : le son ne varie jamais, on dirait que les semelles de la grande Jacqueline frappent toujours le même sol, alors qu'on sait bien que ce n'est pas vrai : il y a les cailloux d'un chemin, puis l'asphalte des trottoirs, cinq ou six plaques d'égout et enfin la terre damée de la cour de l'école.

Le sol ne fait pas le son, pas plus que les alluvions ne font la couleur du Furan : la couleur du Furan, ce sont les teinturiers qui en décident.

Ce claquement lancinant de machine, Jacqueline en est seule responsable.

On entend courir Jacqueline. On l'entend d'un coup ! Ce n'est pas un bruit qui croît au fur et à mesure que Jacqueline s'approche, ni qui diminue quand elle s'éloigne : non, le bruit de la course de Jacqueline est toujours égal. Et il surgit et disparaît avec la même soudaineté.

C'est incompréhensible mais c'est ainsi. C'est dans notre tête. C'est installé.

Jacqueline.

Des fermes du Crêt du Loup à l'école : à la course, toujours.

Puissantes enjambées, exactement répétées.

Regard droit fixant l'horizon.

Forcément limité, l'horizon : Jacqueline, la plupart du temps, elle ne voit que des murs.

Mais Jacqueline ne regarde rien de spécial, elle regarde en face et peut importe ce qui se trouve en face.

Jacqueline ne regarde rien.

Elle pourrait avoir les yeux bandés, être aveugle, elle n'en continuerait pas moins à courir : le parcours est tracé dans ses jambes, le nombre de ses pas programmé dans ses pieds.

Jacqueline ne regarde rien parce qu'elle n'a pas besoin de regarder.

Peut-être se repère-t-elle aux odeurs ? Libérée par la rapidité de la descente des remugles d'étable du Crêt du Loup elle se laisserait alors guider par les multiples nuances des miasmes du Furan ?

Mais non : l'odeur des vaches ne la quitte jamais, ça, on s'en souvient. Elle la porte sur elle comme une armure que même l'air acide des fabriques n'arrive pas à transpercer.

Jacqueline passe sans s'en apercevoir d'un monde d'effluves à un autre.

Jacqueline court. En descendant du Crêt du Loup. En montant au Crêt du Loup. Descente ou montée : même vitesse, Jacqueline ignore la pente.

A la fin de l'hiver, le Crêt du Loup est encore dans son givre mais la ville a déjà retrouvé sa grisaille. Jacqueline, indifférente, va de la neige à la suie.

Jacqueline, en classe, écoute distraitement la maîtresse. A la récréation, elle joue sans entrain. Le coeur, peut-être, le corps sûrement et surtout les jambes, muscles comprimés comme des ressorts : tout est déjà tendu vers la foulée à venir, celle qui la propulsera vers les hauteurs, vers l'étable et la traite du soir. Vers la nuit. Vers le lendemain.

Il y a bien longtemps que Jacqueline ne court plus.

Et donc, pour nous, elle n'existe plus : Jacqueline immobile est inconcevable.

Dans notre tête, Jacqueline n'est qu'un galop obstiné et têtu, à l'image de ce quartier butant de tout son front contre la montagne.

Jacqueline courant de l'étable à l'école anticipait ce qui nous a saisi plus tard si violemment et pour longtemps : la conscience amère de la rude répétition des jours, inlassable, précipitée. Indifférente à nos fatigues, sourde à nos révoltes


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