Le sourire de Gagarine (extraits) 

Comment elle a su, pour ce dimanche-là ? Par les journaux ? A sept ans, on ne lit pas le journal. A la maison ? A la maison, on ne parle que des choses de la maison : ferme la porte, je n'ai pas eu le temps d'acheter le pain, attention : les serviettes de table sont dans le deuxième tiroir de la commode en partant du haut, ou bien : tu as fini d'essuyer la vaisselle ? A la maison, elle apprend ce que doit apprendre une petite fille : les choses de la maison, un point c'est tout. J'exagère ? C'est possible : il y a si longtemps...

Ou bien à l'école. La maîtresse non : trop dictécalcul. Plutôt une qui l'aurait entendu dire chez elle, chez elle où on ne parle pas que des choses de la maison. Christelle, par exemple. Elle aurait dit, Christelle : demain, dimanche, il y aura des cosmonautes à la mairie, des russes, mais presque tous les cosmonautes sont russes, et il y aura Youri Gagarine.

Peut-être qu'elle a juste dit cosmonautes, Christelle, pas Youri Gagarine. Mais elle, elle a tout de suite pensé Youri Gagarine, parce que lui, on connaît son nom. Et puis il n'y a pas que ça. Elle a eu un gros frisson, elle a eu envie de pleurer. Mais bien sûr elle a haussé les épaules et elle a dit : menteuse, comment tu le sais ? Menteuse ! Christelle : je le sais parce qu'on me l'a dit ; et tiens, c'est même dans le journal ! Chez moi aussi ils en ont parlé (ça, c'est une autre, Marie-Pierre, enfin peut-être, il y a si longtemps, disons Marie-Pierre, qui finit en lui tirant la langue). Alors elle dit : je m'en fiche, de vos cosmonautes.

Elle dit je m'en fiche et elle pense deux choses en même temps. Chez elles, chez Christelle et Marie-Pierre, on ne parle pas que des choses de la maison. C'est la première chose (mais on n'est pas obligé de dire première ou deuxième parce qu'on peut les penser en même temps ; si on le dit, première ou deuxième, c'est juste parce qu'on ne peut pas les dire ensemble, en vrai, il n'y a pas d'ordre, toi d'abord, moi après, non : c'est tout en même temps). Deuxième chose : je vais voir Youri Gagarine, et c'est la plus importante des deux choses. Pour elle, pour le moment, ce qui est très important, c'est Youri Gagarine. Elle a sept ans. C'est si loin.

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Je fais un peu tourner la robe et j'y vais... Je n'ose pas. Je - n'ose - pas !... J'ose, j'y vais : tu me fais des tresses ?... Non... Des tresses ! Ce n'est pas ce que je voulais dire, je n'ai pas osé, j'ai parlé de tresses !... Elle a entendu ce que j'ai dit : elle me fait des tresses. Elle s'applique, c'est bien fait, c'est impeccable : deux tresses identiques, même longueur, même épaisseur, même élastique blanc au bout. Des tresses parfaites. Tout ce qu'elle fait est parfait. Rien à dire. Elle est parfaite. Elle est parfaite ! Par-faite !...

Je crie, mais c'est à l'intérieur de moi. Je n'ose pas crier vraiment : elle ne comprendrait pas. Parfaite, c'est un compliment : personne ne comprendrait que je dise un compliment avec de la colère. Je m'énerve ; je ne voulais pas parler de ça. Je ne veux pas parler de ça ! Youri Gagarine, Youri Gagarine, Youri Gagarine, voilà ! Et j'ai parlé de tresses ! Je suis bien avancée.

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Au bout de quelques jours, la photo de Youri Gagarine s'était retrouvée pliée en quatre dans la petite poche de son cartable. La photo de son père, elle, était restée sur le mur, bien encadrée : celle-là, on ne pouvait pas la plier. Ca n'a pas d'importance : elle les a regardées si longtemps ensemble qu'elle ne fait plus la différence. Je me suis trouvé un papa portatif. Et pliable. Pliant. Un papa... Ma chère Sarah... non : ma petite Sarah... petite Sarah... Sarah, ma fille. Bon. Je t'écris. Bon d'accord, tu m'écr... Je t'écris pour te dire que tu as une jolie robe qui tourne et des tresses parfaites... Oh non, les tresses ! Je n'ai pas osé. Cette fois, je vais oser...

- Qu'est-ce que tu veux ?

- Heu...

- Ne marche pas sans chaussures, voyons !

- Non...

- On ne marche pas sans chaussures, surtout avec des socquettes blanches !

- Oui. Oui oui.

Je n'ai rien dit. Je voulais, pourtant ! Oh oui, je voulais tant...

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Ça avait commencé par un drôle d'engin pas plus grand que ça. Lâché tout là-haut. Le tour de la Terre en moins de deux heures. Comme l'été une mouche autour de ta tête. Bip-bip, bip-bip, bip-bip ! Spoutnik. En français : bébé-lune... Et tout de suite après, deuxième spoutnik, mais cette fois, il n'est pas vide. Dedans, il y a une petite chienne : Laïka. Une petite chienne comme on en voit partout, les oreilles vives, le regard doux et craintif.

- Laïka, ma chérie, combien de temps as-tu mis pour faire le tour de la Terre ?

- Ouah ouah.

- C'est allé très vite ! Et que voit-on, de là-haut ?

- .......

- Ce doit être magnifique, non ?

- .......

- Elle ne répond pas. Elle n'en est pas encore revenue. Ce n'est qu'une petite chienne aux oreilles vives et au regard doux et craintif. Mais elle est la première. Et ce n'est qu'un début.

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Une fois, elle avait essayé le rouge à lèvres, en cachette. C'était sûrement mal fait, comment savoir, il y a si longtemps... Elle avait aimé ça, se voir comme ça dans la glace, avec du Rouge Baiser. Garçon manqué, hein ? Tout ça parce qu'elle avait dit que plus tard elle aussi ferait des châteaux d'eau, comme son père. Pour faire des châteaux d'eau, il lui avait expliqué : on coule du béton entre deux cylindres, en tournant. On tourne, on tourne, on tourne. Jour et nuit. Comme Youri Gagarine ! Elle lui avait dit : garçon manqué ! Moi, je veux bien mais hein : robe qui tourne et rouge à lèvres...

Lui, il aurait dit : tu es belle comme Martine Carol. Et puis : le rouge à lèvres, heu, c'est un peu tôt ; pas la peine ; pas encore.

Qui se souvient de Martine Carol ?

Elle sort de la pièce à reculons. Elle a trois secondes pour se décider : dans trois secondes, on la prendra par la main et hop : à la messe. Elle se décide, elle est tout de suite dans la rue, sur le trottoir. A gauche, c'est connu : c'est le chemin de l'école, celui qu'elle sait prendre toute seule puisqu'elle le prend tous les jours. A droite, la rue s'arrête vite, on appelle ça une impasse. Devant elle, une autre rue plonge vers le cœur de la ville. C'est là. Il va falloir s'élancer.

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Elle, c'est la ligne droite. Elle conduit le tramway, c'est son travail. Le tramway n'a qu'une ligne. Droite. Aller et retour. Pas de virage, pas la plus petite courbe. Depuis le dépôt, depuis le départ, tu vois le terminus, tu vois l'arrivée. Et tous les détails du parcours. Aucune surprise n'est à espérer. Tout ce qu'elle fait est rectiligne, droit, net et bien fait : voyez les tresses.

Sarah s'est longtemps demandée si sa mère, la vraie, avait été comme ça aussi.

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La rue est très en pente, le trottoir est en escaliers. Le sourire de Youri Gagarine. Il n'a fait qu'un tour, Youri, un tour de Terre. Un révolution. Et il plonge, il revient, il nous rejoint ! Sa cabine est en flammes : ça va trop vite, il a retrouvé l'air alors ça frotte. Mais la cabine est solide, elle résiste, ça passe ! Il se rapproche, on le verra bientôt, ça y est : on voit son parachute ! Une vieille dame - qui pourrait être sa grand-mère : Gagarine à une tête à grand-mère, je veux dire la tête de ceux qui ont eu une grand-mère à confitures, crêpes-suzette et Tapioca - le regarde sortir de sa cabine.

- Tu viens d'où ?

- (Geste de Gagarine, avec le sourire)

- Les nuages ?

- (Nouveau geste de Gagarine, toujours avec le sourire)

- Au-dessus des nuages ?

- (Nouveau geste de Gagarine, sourire de plus en plus large)

- A ce point !

- (Gagarine hoche la tête, sourire épanoui)

- De l'espace, pfff... Pour un peu, tu te serais noyé : on est juste à côté d'un étang ! Quel plongeon ! Pfff...

- Mais non, babouchka, j'avais bien visé.

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Sautons-en en souplesse ; atterrissons en douceur, comme Youri Gagarine. C'est un autre monde : larges avenues, trottoirs très propres, grands immeubles de pierre, sculptures, statues.

Une statue, surtout : le menton dans la main, songeuse, rêveuse, boudeuse. Sarah la regarde. Elle sait que ce n'est qu'une statue, elle a envie de lui parler, pourtant.

Me parler ? Encore ? On me parle beaucoup, je ne réponds jamais. Ah, bouger ! Seulement un peu, juste une fois : les lèvres, un petit doigt, un cil... Mais non. Je ne suis rien. A peine un décor. Peut-être juste une idée, une idée bien arrêtée. Un jour, tiens, je serai invisible. Usée par les regards. Trop vue. Trop présente, trop constante, permanente, évidente. Et seule. Bien sûr.

Seule ? Pas la seule à être seule. Etre seule : toute une histoire, des tas d'histoires, voyez Sarah. Seule dans ce quartier où elle n'est jamais venue, Sarah continue, parce qu'elle peut bouger, elle. Parce qu'elle va... Où va-t-elle ?

- Où est la mairie ?

- Tout droit. Enfin, sans doute : la ville est ronde comme une cible et la mairie en est le centre. Les mairies sont toujours au centre.

- Et si le centre n'est pas tout droit ? Si je le rate ? Si je passe à côté sans le voir ? Si je vais jusqu'au bout ? Au bout de la ville, au bord, aux limites ? Et après... ?

- Après, c'est... c'est la part du rêve, c'est comme si Gagarine était parti tout droit au lieu de tourner sagement autour de la Terre, comme s'il avait fait l'espace buissonnier... C'est toi qui décides, toi qui choisis, tout dépend de toi. Mais quoi : tu hésites, tu as peur ? C'est normal : te voilà tout d'un coup libre. Ne pleure pas. Ecoute les cloches : la messe est finie, le boulevard se peuple. Je te laisse en bonne compagnie.

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Les cosmonautes tournent autour de la Terre et ils ne voient qu'elle ; en tout cas, ils ne parlent que de cela : son bleu tendre et profond, ses courbes et ses rondeurs. Il n'y a pas de hublot de l'autre côté, faut croire ! Ils disent qu'ils ont vu la Grande muraille de Chine, ils disent ça comme s'ils avaient vu le toit de leur maison ou l'allée du jardin. Ils sont comme moi : ils ne voient guère que ce qu'ils aiment et le reste leur fait peur. Encore un effort, messieurs, pour devenir explorateurs ! C'est que de l'autre côté, il y a tellement de vide. Et des milliards d'étoiles, c'est vrai, mais elles sont si loin. Comment aimer ce qui est si loin ? Ce qui s'éloigne toujours ?

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Maintenant, on dit : le jour où il n'est pas revenu. C'est une expression, comme quand on dit : l'été où il a fait si chaud. On dit : le jour où il n'est pas revenu, et ça s'arrête là ! J'ai envie de casser quelque chose, mais c'est défendu, ça ne se fait pas et puis il n'y a rien à casser, ou alors des choses trop solides. Alors je ferme les yeux.

Et je vois deux photos, deux photos du sourire de Youri Gagarine : une avec son casque de cosmonaute, ça fait poisson dans un bocal, l'autre avec sa casquette de militaire, ça fait pas très militaire : il a la casquette sur le côté, il a l'air en vacances, ou à la pêche. Ou bien à la maison, tranquille, à jouer avec ses enfants. Il a des enfants, Youri ? Un enfant ?... Une fille ?... Il l'aurait appelée Etoile. Stella. Oui, bon, je sais, c'est pas du russe ; mais il est instruit, Youri, il connaît les langues, c'est un cosmonaute.

Sinon, il l'aurait nommée Sviozdatchka, Petite Etoile. Voilà.

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- On les voit ?

- Ils vont sortir.

- Ils vont descendre le grand escalier de la mairie.

- Gagarine n'y est pas.

Gagarine pas là ! Mais si, bien sûr, il est là, il doit y être !

- Titov, Popovitch, Nikolaïev...

- Et pas Gagarine ?

- Oh dommage : il a un si beau sourire... (voix de femme)

- Surtout (voix d'homme), surtout il est le premier.

Ce n'est pas possible, ce n'est pas vrai ! Titov, Popov, on s'en fiche ! On ne les a pas en photo dans sa chambre ! Ils n'ont pas bien vu, ils sont trop serrés, trop loin, il faut être plus près. Sarah se fait un chemin entre des jambes, des hanches, des parapluies, des sac-à-main, elle passe sous les bras des agents de police et court, court... Un haut-parleur grésille :

- Guerman Titov !... Applaudissements.

- Pavel Popovitch !... Applaudissements.

- Adrian Nikolaïev !... Applaudissements : Nikolaïev salue la foule.

Sarah est devant tout le monde. Un agent attrape le bras de Sarah mais Sarah est une anguille, elle s'échappe et court encore : il y a quelqu'un derrière Nikolaïev ! Et cet imbécile qui fait de grands gestes, qui se pavane, qui lève les bras, qui bombe le torse, qui joue à faire briller ses médailles au soleil, il en a plein la poitrine : on ne voit que lui ! Je me précipite. Aïe : les marches de l'escalier ! Le grand escalier de la mairie ! Je tombe entre les pieds de Nikolaïev, je me fais très mal, j'ai mal, mais je suis derrière lui ! On me relève : des yeux de ciel, des cheveux blonds, un sourire... un sourire encore plus lumineux que celui de Youri ! Non, plus lumineux, je ne sais pas, pas pareil en tout cas... Sviozdatchkaïa : je suis dans les bras de... Le haut-parleur : Valentina Terechkova ! Je ne savais pas qu'il y avait des femmes cosmonautes. Valentina me tient, elle ne me lâche pas. J'ai le genou qui saigne. Valentina m'embrasse, ses cheveux me caressent la joue : elle sent bon, elle sent très bon, j'ai envie de pleurer, je pleure, la tête dans le cou de Valentina qui me parle à l'oreille, qui me dit des choses que je ne comprends pas, c'est du russe, mais qui sont si douces...

- Valentina Terechkova est la première femme... la première femme qui...

La foule applaudit Valentina et dans les bras de la robuste Valentina, cosmonaute et Héros de l'Union Soviétique, Sarah, sept ans, visage en larmes, robe vichy et genou écorché, salue la foule en riant aux éclats.

Ne la laisse pas, Valentine, ne laisse pas Sarah : Sarah, il ne faudrait plus jamais la laisser, ne...

Poyekhali !

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