la fille du Sporting (extraits)

Bleu. Tout bleu. Bleu vide. Il faudrait savoir d'où vient le vent.Il faudrait savoir où vont les nuages. Mais non, là, rien. Encore attendre alors. Ma valise est prête.Je suis prête aussi. Il suffit d'un signe. Blanc, floconneux, mobile.

Les verres, je me les gardais. Enfin, un de chaque sorte. Pas pour l'utilité : pour le souvenir. Un souvenir ? Je pensais à garder un souvenir...

Y a des clients qui envoyaient des cartes postales quand ils partaient en vacances : " Souvenir de Perros-Guirrec ", " Souvenir de La Bourboule ". Et derrière : « au Sporting, mes meilleurs souvenirs » !

Quand ils rentraient, ils regardaient la glace, là, plus déserte qu'une plage en hiver :

- Tiens, z'avez pas reçu ma carte ?

Leur carte, ils l'auraient bien vue coincée dans le cadre. Mais moi, je dis qu'une glace, c'est fait pour refléter le présent, pas le passé, pas les souvenirs ! Alors les verres, hein, l'exemplaire de chaque série, hop ! (elle les jette par-dessus son épaule, ils se brisent).

Tu ne dis rien, René ? Tu ne dis rien, grand-frère ? Il n'a pas entendu, peut-être ? Il n'a pas d'avis sur la question. Il y a longtemps qu'il n'a plus d'avis sur rien : il range la cave. Notez bien qu'il n'y a plus rien à ranger dans la cave : les dernières bouteilles, je les ai jetées hier soir, c'était du sirop, ou autre chose, quelque chose d'épais, quelque chose qui ne coule plus. Du concentré de temps.


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Y en a un qui n'est pas parti facilement. C'était un qui n'attendait personne, qui ne faisait semblant de rien. Il n'avait pas besoin de ça. La sacoche, le carnet avec les notes, le carnet avec les dessins, il s'est installé, commandé une bière, plongé dans ses gribouillages.

- C'est joli, je lui ai dit en décapsulant sa bouteille.

Il a rigolé gentiment.

- Si je les fais pas tout de suite, les schémas, après j'oublie.

- Qu'est-ce que c'est ?

- Des nuages.

Joseph a mis le doigt sur sa tempe ; la Veuve Moissec a avalé son Sauvignon de travers : " Bec en l'air boit du vent " ; René a ricané ; le père en est sorti de son coin et de ses mots fléchés ; la mère a passé la tête à la porte de la cuisine. Un événement. J'ai fait comme si de rien n'était. Je me suis penchée sur les dessins.

- C'est compliqué, j'ai dit.

- Je vous expliquerai, d'accord ?

Je n'ai pas répondu : je regardais son sourire. Quand j'ai levé les yeux, Joseph n'était plus là, ni la Veuve Moissec.  Il n'y avait que vous : le père, la mère et toi, derrière le bar. Le sourire, vous l'aviez vu aussi, c'était clair. Vous aviez le regard fixe et la bouche sans lèvres. J'ai compris tout de suite que la guerre était déclarée.

D'habitude, toi, tu étais derrière le bar, à ne rien faire. Le père à la petite table à côté du poêle, avec ses mots fléchés. La mère ? Elle ne sortait jamais de la cuisine. Moi, j'étais partout, puisque je faisais tout.

Attention, quand je dis d'habitude, je veux dire en temps de paix. Mais là, vous étiez montés au créneau. En première ligne. Au front. Alignés en rang d'oignons derrière le comptoir comme les têtes en carton d'un jeu de massacre. C'est toi, René, qui a envoyé la première salve. Et ça a été tout de suite de la grosse artillerie :

- Gisèle, la sciure !

La sciure ? À cette heure-ci ? La sciure, mais c'est après la fermeture ! La sciure, c'est quand tout est fini !

Je suis allée dans la réserve pour prendre le seau, la pelle et le balai-brosse. Quand je suis revenue, l'homme qui sourit aux nuages n'était plus là, la mère refermait derrière elle la porte de la cuisine, le père avait repris ses mots fléchés, toi, tu lavais un verre propre derrière ton comptoir et la Veuve Moissec rentrait en disant :

- Instant n'est pas éternité...

Puis,

- Un Sauvignon, René !

Le lendemain, quand il a poussé la porte, branle-bas de combat. René s'est précipité pour lui porter sa bière. C'était la première fois que je le voyais servir un client en salle. Moi, je passais la serpillière.

- Alors, Cendrillon, je vous explique ?

- Moi ?

- Ben oui, tiens, qui d'autre ?

Il tenait à bout de bras le carnet des dessins. Il me fait signe d'approcher. Je lâche tout, je m'approche. Il tapote la moleskine à côté de lui et je m'assois. Il ouvre le carnet et il m'explique.

Pas tout compris, bien sûr, mais tout de même : les cumulus, tout plats en bas avec la tête en chou-fleur ; les altocumulus, des gros galets gris ; les cirrocumulus, petites balles blanches ; les cumulonimbus en forme d'enclumes qui annoncent l'orage... Il voulait que je répète le nom des nuages. J'aurais bien voulu. Mais eux, ils étaient à nouveau derrière le bar. René et le père, parfaitement synchronisés ; d'un coup de menton, ils m'ont désigné la serpillière. J'y suis allée.

- Vous me quittez ? C'est que mes dessins sont maladroits. Demain, j'aurai mieux.

Il a payé sa consommation et il est sorti.

Demain. Quelqu'un m'avait dit demain. A moi !

Le lendemain, il était tard quand il est arrivé. Je ne l'attendais plus.

- On va fermer, tu as dit.

- Sûr, a dit le père, de son coin.

- Cinq minutes, a dit l'homme des nuages, chose promise chose due. Et il a sorti un livre de sa sacoche.

- Pour vous, Cendrillon ! Cendrillon, c'est pas votre vrai nom, hein ?

- Ben non, pfft, c'est vous qui l'avez inventé, enfin c'est vous qui m'appelez comme ça.

- Alors c'est quoi, votre vrai nom ?

    - Gisèle.

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Je me suis mis à avoir du temps...

Le nez dans le livre des nuages ou dans le dictionnaire, et de plus en plus souvent le front contre les carreaux et les yeux au ciel, oui j'en ai eu du temps à perdre.  Alors je l'ai perdu.

Une fenêtre, c'est de l'infini à portée de main, non ?

J'étais ailleurs. Un jour, Joseph, qu'on avait fini par croire muet, m'a parlé :

- On se défile, hein. "

C'était pas une question. Joseph, il avait dû tourner ça bien plus de sept fois dans sa bouche. Laisser mûrir ses mots. Attendu d'être vraiment sûr d'avoir raison.

J'aurais pu fermer, mais l'homme des nuages, il me savait là, au Sporting. Pas ailleurs ! Je suis restée. Longtemps, oui, des années.

Combien ? Quelle importance ?

Un jour, on n'a plus vu la Veuve Moissec.

- Qui a bu boira !

Oui, mais ailleurs, sans doute. Et la journée n'a plus suffit à Joseph pour faire le voyage de chez lui jusqu'ici.

Écorné, fatigué, usé, le livre des orages ! Il aura laissé pas mal de pages dans cette histoire. Dépassé ? Sûrement. Depuis, on a dû en apprendre de belles sur les nuages. Qu'on voit de moins en moins, on dirait, qui se font rares par ici. Réchauffement climatique ? Affaissement des paupières ? Assèchement de l'espoir...

Oh, attention, là ! Cumulus calvus ? Cumulus fractus ? Non : cumulus mediocris, déjà filandreux, voilé, sans consistance...

Mais suffisant : j'y vais !

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