Accostages

Le passeur :

Cette rive ou l'autre, hein, quelle importance ? C'est sur le fleuve que je suis chez moi. Au milieu du fleuve, oui, c'est là que j'habite. Enfin, que j'habiterais s'il n'y avait pas ces barges...

La brume, j'aime ça : du milieu du fleuve on ne voit pas les rives. On peut s'imaginer qu'elles sont très loin, de l'autre côté de l'horizon. On est au large, au grand large, la traversée devient croisière. Je m'attarderais avec plaisir au milieu du fleuve, en luttant de toutes mes rames pour résister au courant, c'est là qu'il est le plus fort. La barque, fragile, secouée par les remous, la lampe tempête, à mes pieds, qui n'éclaire qu'elle. C'est un creux de lumière agité, précaire. Autour, dans le noir, il y a l'eau profonde, le ciel presque toujours couvert, les peupliers lointains, invisibles, les rives inexistantes. Un monde clos. J'y suis seul. C'est bien.

Mais il y a ces barges, fonçant dans la nuit toute rouille dehors, débordantes de ciment durci. Sans elles, je ne mettrais plus pied à terre.

Al :

J'ai perdu mon travail : le chef d'atelier a été chargé de me l'annoncer. Il était très pâle, il tremblait :

"- Tu es licencié.

- Pourquoi ?

- Faute professionnelle.

- Quelle faute professionnelle ?

- Une faute professionnelle.

- Mais quelle faute ? Mon travail est fatiguant, minutieux mais je le fais depuis longtemps : comment veux-tu que je me trompe, que je fasse des fautes ? Tu m'a déjà vu me tromper, faire une erreur ?"

Là, il a parlé moins fort.

"- Tu es licencié pour n'importe quelle faute professionnelle. La faute, tu l'as peut-être pas faite mais c'est pas moi qui la choisis. Ni toi.

- Alors quoi ? J'ai parlé à tort et à travers ? Je ne lisais pas le bon journal ? J'ai été sympa avec tout le monde, même avec ceux avec qui ce n'est plus la mode d'être sympa ? C'est ça ?

- Va-t-en, je ne me mêle pas de ces choses-là. "

Il était au bord des larmes. Il est chargé de famille. C'est un brave type.

Il faut croire que c'est quelque chose de spécial, maintenant, d'être un brave type.

Mon propriétaire était prévenu : il m'attendait devant ma porte.

"- On est à la fin du mois : après demain, je récupère le studio. J'ai du monde à loger.

- Hé, mais vous n'avez pas le droit !

- Oh vous savez, aujourd'hui, le droit... "

Il a parlé moins fort, sans me regarder en face :

"- Je n'ai peut-être pas le droit mais je n'ai sûrement pas le choix. Je vous en prie, videz les lieux ce soir."

Encore un brave type.

J'ai dormi chez un collègue d'atelier. Pedro, il s'appelle ; on s'aimait bien. Ses voisins m'ont vu, j'en suis sûr. Je veux pas lui poser de problème : je ne retournerai pas chez lui.

Moi aussi, je suis un brave type, non ?

Si ça continue, nous allons tous devenir des braves types. Ouais, nous le sommes déjà.

Alors ça continuera.

Flora :

Longtemps je ne me suis pas approchée du fleuve. Je demeurais dans le parfum des jardins, je ne respirais pas l'odeur des vasières. Je le regardais de loin. Je le voyais mal : il aurait fallu le voir de haut mais du côté où je suis, non, où j'étais, le pays est plat comme une crêpe.

Je ne voyais le passeur qu'à peine, par intermittence, les jours sans brume et bien loin de moi. Il faisait son travail de passeur, il menait sa vie d'homme. (Elle rit) Hé, il menait sa barque, c'est le cas de le dire ! Le moment n'était pas venu, je le sentais bien, d'aller plus près, d'entrer sur son territoire. Je le voyais mal mais j'étais attentive. Sans le voir vraiment, je ne l'ai jamais quitté des yeux.

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