Séverine
Séverine est le nom d'une cité d'urgence créée dans les années soixante. Elle accueillit en particulier les « boat-people » à la fin des années soixante-dix. Lorsque j'y interviens avec la compagnie Coeur d'Art & Co, à la demande de la Ville et du bailleur social Alliade, la cité va être détruite pour faire place à une nouvelle caserne de pompiers. Elle héberge alors une population diverse mais devenue relativement sédentaire. Nous avons donc rencontré des habitants actuels mais aussi d'anciens habitants de ce lieu situé entre les jardins ouviers et les crassiers (terrils) des défuntes Houillères de la Loire.
Des nombreux textes issus de cet assez long travail, de ces longues conversations, la compagnie fit deux lecture, l'une in situ, lors d'un couscous géant, l'autre dans la cour monumentale de l'Hôtel de Ville. Parrallèlement, une sociologue, Leïla Bencharif, et un photographe, Olivier Pasquiers, arpentaient aussi la Cité...
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La Cité Séverine, maintenant démolie
Le danger est pourtant là. Enfin là où est la folie des hommes. Notre folie. Pourquoi celui-là, un enfant, a-t-il été emporté par l'embardée de cette grosse voiture ? Pourquoi celle-ci est-elle tombée du troisième étage ? Tu peux reconstituer les faits, désigner des responsables, incriminer la malchance, la bêtise, le manque d'éducation et de respect de l'autre, la misère ou le désespoir, tu peux mettre tous les mots que tu veux sur ce qui s'est passé, tu n'auras toujours pas compris. Parce que cette folie-là, on ne la comprend jamais complètement. Tu peux te résigner à son existence, dire que c'est inévitable, que c'est dans la nature humaine. Tu peux aussi la refuser en bloc, fermer les yeux, te faire croire à tout prix que ça n'existe pas, qu'ailleurs oui, peut-être, mais pas ici, non, pas chez nous. Mais rien de plus. Elle te plonge dans tous les cas, cette folie, dans une colère impuissante, elle te laisse démuni, désarmé et sans force.
Alors, moi, j'ai peur tous les jours pour mes filles qui rentrent du collège, j'ai envie qu'on aille vivre ailleurs.
Mais où, puisqu'on dit que partout où toi et moi on peut aller le monde se ressemble ?
Ce soir, quatre chats gris, les yeux mi-clos, montent une garde furtive au bord de la Cité, sur le parking. Regarde-les : ils sont vigilants mais tranquilles : c'est à peine s'ils bougent, s'approchant un peu, sans me quitter des yeux, d'une poubelle protectrice quand je claque ma portière. Ils savent, eux, que le monde est ce qu'on en fait et qu'on finit presque toujours par l'arranger. Ou par s'en arranger. Et tu le sais aussi. On l'a fait si souvent déjà. Et si souvent très bien.
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Une image lointaine, ancienne déjà.
Il est debout, très digne. Il regarde la Cité toute neuve. Il est en jupe ou plutôt en pagne, il porte une sorte de turban, une espèce de machette à la ceinture. Costume traditionnel, inconnu ici. C'est un Hmongh. Chez lui, au Laos, c'était chez les Hmongs, paraît-il, une personnalité remarquable, un notable.
Il fait face
à la Cité et tourne le dos à la ville.
Je n'arrive pas à imaginer ce qu'il pensait, ce jour-là ; et encore moins à me mettre à sa place, comme on dit.
Je regarde moi aussi la Cité, elle a changé depuis, bien sûr, mais c'est encore la Cité. Il faudrait que je le retrouve, que je sache au moins ce qu'il est devenu, ce qu'a été sa vie ici : peut-être alors, je comprendrais... Je comprendrais quoi ? Et pourquoi ?
Comprendre,
c'est d'abord accepter. Admettre que cet homme-là, debout sur le
fond sombre des crassiers, des taillées, des murs de soutènement,
sur cette terre façonnée, bouleversée par le travail des hommes,
est chez lui : un homme parmi d'autres parfaitement à sa
place dans le monde des hommes.
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22 janvier
1988. Journal Officiel. Déclaration à la préfecture de la Loire.
Toutes Ensemble Agissons (T.E.A.). Objet : favoriser l'entente
des habitants de la Cité Séverine, tout en travaillant ensemble et,
en particulier, pour rendre la Cité plus propre et plus agréable.
Siège social : local social Séverine, 17, rue des
Brunandières, Saint-Etienne.
TEA :
Maugul, Régine, Suzanne, Nadja, Andrée, Husné, Rabia, Elif...
Mon mari, au
début, était d'accord que je travaille, maintenant, un jour c'est
oui, le lendemain c'est non. Mais moi, je tiens. Je me suis
engagée, je veux tenir ma parole.
Allemagne, Angleterre, Luxembourg, Belgique. C'est de là qu'il viennent.
Encore des immigrés ! dit Karim, pince sans rire.
Mais non, pouffe Rabia, c'est la délégation du Comité d'Experts du Conseil de l'Europe sur les Relations Intercommunautaires que nous avons rencontrée.
Comment ?
Vous voulez
que je répète ? Moins vite ? C'est ça ?
Délégation du Comité d'Experts du Conseil de l'Europe sur les
Relations Intercommunautaires. Voilà.
C'est
bon ?
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Séverine.
En
apparence, au premier abord, la Cité est un bloc, compact et
homogène. Carré. On se dit que la lecture en sera facile, d'une
belle linéarité, ordonnée en chapitres se succédant avec une
logique quasiment mathématique et ménageant, pourquoi pas, une
habile et implacable progression dramatique.
Bien
sûr, il n'en est rien. Il en va de la Cité comme de bien d'autres
lieux : la vie y est une imbrication d'événements,
d'émotions et de mots éclatés et volontiers contradictoires. On
ne porte pas le même regard sur la Cité si l'on est un habitant
de fraîche date ou l'un des tous premiers occupants, si on y est
arrivé dans la plénitude de son âge ou si on y a grandi, si l'on
a connu les vicissitudes d'un exil récent et douloureux, ou si
l'on vient simplement d'un quartier tout proche, si l'on est
chargé d'un travail social ou de l'entretien des bâtiments.
Au
fil du temps, la Cité a changé. Elle a connu ce que certains
habitants appellent le bon temps, une sorte d'âge d'or ou tous
auraient vécu là, dans cet étrange village, dans une harmonie
parfaite. Bien sûr, cette perfection, dont on ressent si souvent la
tenace nostalgie, n'a jamais existé : il y eu certes de
beaux et forts élans de solidarité, efficacement soutenus par une
action sociale intelligente ; il y a surtout le travail de la
mémoire qui embellit et magnifie tant de choses.
En
fin de compte, les trente années d'existence de la Cité ont été
traversées par tout ce qui traverse et bouleverse la société :
la Cité, bien qu'excentrée, n'a jamais été une île. C'est
même une bonne partie du monde - et de la misère du monde - qui
est arrivée jusqu'à elle.
Etre
à l'écoute des habitants de Séverine, des anciens comme des
nouveaux, c'est retrouver ses propres bonheurs et ses propres
angoisses, c'est passer comme ailleurs d'un souvenir d'enfance
lumineux à la taraudante inquiétude du temps qui fuit. En ce sens,
la Cité, sous ses allures volontiers exotiques, n'est jamais
dépaysante.
Elle est émouvante, simplement.
Je suis le
gardien de la Cité.
J'ai l'œil
à tout.
Enfin, je
devrais avoir l'œil à tout mais ce n'est pas toujours possible. Pourtant, je
fais attention.
La porte de
ma loge est vitrée jusqu'en bas. Et je préfère l'appeler mon
bureau.
Ce dont je
fais preuve, disent certains, c'est de tension plus que
d'attention.
C'est
parce que quand je leur parle, dans ma loge par exemple, je quitte
rarement des yeux l'extérieur, le passage.
Ils disent
que je suis tendu mais je fais juste mon travail.
J'ai
toujours fait mon travail. Depuis ma sortie de l'école, j'ai
travaillé. Sur les chantiers. En usine aussi. A la chaîne.
La plupart
des résidents me font un petit signe de la main, en passant. Plus
rarement, mais assez souvent tout de même, ils viennent me parler.
C'est pour me signaler une ampoule grillée ou une porte qui ferme
mal. Ou simplement pour parler, pour se décharger du poids d'une
journée de travail, ou bien de longues heures usées pour rien,
sans perspectives et peut-être sans espoir.
Mais non,
ça, c'est moi qui l'invente. Sûrement pour me donner plus
d'importance que je n'en ai. Les gens qui restent encore sont
solides, ils ont vécu tant de choses. Et de l'importance, de
toutes façons, j'en ai suffisamment. Je peux même dire que je
suis central, même si ma loge, elle, ne l'est pas tout a fait,
placée comme elle est tout au bout du bâtiment.
Les jeunes
s'entassent dans les cages d'escalier, gênant le passage de
celles qui reviennent des courses, un sac dans chaque main. J'ai
lentement appris à leur faire comprendre qu'une cage d'escalier
est d'abord une cage, et qu'on ne passe pas le meilleur de sa
jeunesse dans une cage. Je ne leur ai jamais parlé comme je vous
parle là, bien sûr. Je ne sais plus ce que je leur dis : c'est
chaque fois différent et nouveau, c'est toujours long et sûrement
confus. Je parle aux adultes, aussi, aux parents. Mais sans leur
faire le moindre reproche : ce n'est pas facile pour eux non
plus. A la fin, j'y arrive : les allées et les cages
d'escalier sont praticables, il n'y a presque plus de graffitis
sur les murs.
C'est de
la patience. C'est du calme. Même si là, des fois, ça
bouillonne.
Attendez.
Ceux-là, là-bas, sur le terrain de jeux, sous cette pluie fine, ne
sont pas d'ici, je ne les connais pas. D'où viennent-ils ?
Ils n'ont rien à faire ici. Pourtant, là, à cet instant précis,
ils ne gênent personne. Je fais quoi, alors ?
Vous voyez, c'est une journée très ordinaire.