le silence des sables (extraits)
Djémia
Trois jours dans le désert, ce n'est rien. Trois jours à regarder l'horizon qui tremble, sans se retourner pour prendre ses repères, pour savoir d'où l'on vient, pouvoir s'y retrouver. Jamais se retourner, tu comprends ? Ce qui compte, c'est ce qui pourrait arriver là-bas, devant...
Tu ne comprends pas.
Je ne peux pas rester avec les femmes, à bavarder toute la journée.
Ils disent que le Prophète a dit que les femmes doivent rester à la maison, cachées, pour ne pas attirer le regard des hommes. Il ne pouvait pas deviner, le Prophète, tout Prophète qu'il est, que des hommes, il n'y en aurait plus, qu'ils seraient tous à Nouakchott ou plus loin encore, à part les vieux, les très très vieux. Et toi, qui ne peux pas partir. Non non, il n'y a pas de blasphème : je dis ce qui est. Le désert, il me le faut ! Tu vois que moi aussi je ne peux pas partir.
Peut-être qu'on sera les derniers, ici.
Tu souris. C'est vrai, je vais pas loin : du côté des falaises ou au bord du grand reg. Je l'ai jamais traversé, le grand reg : les chèvres, elles n'y résisteraient pas ! C'est des chèvres, pas des chameaux.
On dit qu'il faut sept jours de marche pour aller de l'autre côté. Mais on dit sûrement n'importe quoi : il y a longtemps que personne n'a plus traversé.
Autrefois, il y avait une piste pour les caravanes pour le sel et pour les pèlerins de la Mecque.
Maintenant, les pèlerins vont en camion prendre l'avion à Nouakchott et le sel, il vient plus du désert, mais de la mer. Sel de mer : c'est écrit sur les boîtes.
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(Djémia entre et
voit une canette de Coca-Cola vide posée sur le mur.)
Djémia
Ils sont venus encore ?
Roumi
Oui.
Djémia
Vous avez cherché la piste ?
Roumi
Non
Djémia
Alors quoi ?
Roumi
Les livres.
Un jeune et un plus vieux, avec celui de la Land-Rover rouge. Ils sont restés presque toute la journée. Ils ont pris des photos. Beaucoup.
Djémia
Les livres ? Ils ont sorti les livres ! J'aurais aimé être là. Pourquoi j'étais pas là ?
Roumi
Le désert...
Djémia
Tais-toi : tu ne sais rien du désert ! C'est comme si le désert était loin de toi ; alors qu'il te suffit de lever les yeux pour le voir.
Roumi
Ce que je sais du désert c'est qu'il s'approche un peu plus tous les jours. Et c'est tout ce que je veux savoir de lui : qu'il s'avance et comment l'empêcher d'avancer...
Djémia
Continue, continue à pelleter : le plus aimé des hommes est celui que sait se révéler le plus utile aux autres, c'est le Prophète qui l'a dit...
Roumi
Le Prophète parle trop quand il parle par ta bouche !
Ils sont entrés, ils avaient des projecteurs, ils n'ont pas sorti les livres. Ils le savent : les livres ne doivent pas sortir.
Djémia
Qui a dit ça ?
Roumi
Embarek et avant lui Tarik et avant lui Sid Wali et avant lui je ne sais plus. Et maintenant c'est moi ! Je suis le gardien des livres ! Il ne faut pas sortir les livres, c'est la règle !
Va-t-en.
Djémia
C'est parce qu'ils sont vieux, tes livres, et trop fragiles : le soleil les brûlerait !
Roumi
Qu'est-ce que tu sais des livres ?
Djémia
Pas grand-chose mais presque autant que toi : tu es toujours là, à l'ombre, et tu ne leur rends jamais visite ! Il te faut des Land-Rover et des photographes pour que tu t'en approches !
Qu'est-ce qu'ils t'ont dit ?
Roumi
Comme d'habitude, comme tous ceux qui sont venus : c'est un trésor, un trésor fabuleux, presque mille ans, un trésor.
Ils n'ont rien dit du sable.
Djémia
Ils ne savent rien du sable.
Ton baladeur, il marche ?
Roumi
Pas de piles.
Djémia
J'aurai des piles.
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Djémia
Tu n'es pas parti avec eux...
Embarek... tu y as pensé, tu as pensé à ce qu'il...
Roumi
Non ! Ecoute : ils ont bien voulu m'emmener, ils le voulaient ! Ils voulaient trois livres. Les plus beaux.
Djémia
Trois livres... les livres : ils sont fous !
Roumi
"S'il ne jugeait pas lointaine l'eau de son puits, il n'allongerait pas la corde du seau."
Proverbe.
Djémia
Les livres... Ils sont là ! Ils ne sont plus sur les étagères, ils sont là, près de la porte ! ...
Tu allais les donner. Tu as failli les donner !
Roumi
Ils sont là : tu les as vus. Je ne les ai pas donnés !
Djémia
Pourquoi tu ne les as pas donnés ?
Roumi
Leur visage.
Leur regard.
Leur regard sur moi comme la flèche, au jeu, qui désigne le perdant. Qui le montre comme celui qui demande sans pouvoir rien donner en échange, rien qui lui appartienne vraiment !
Je n'ai rien.
"Que Dieu confonde le miséreux qui va mendier dans le noir de vieux os autour de l'abattoir !"
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Roumi
Moi je garde les livres...
Djémia
Ma place est ici. Je ne sais pas pourquoi, mais je le sais, je le sens.
Roumi
Ce qu'il faudrait, c'est les nettoyer, tous, un par un.
Les copier, les recopier cent fois.
Djémia
Je suis une fille. Les filles s'enfuient moins vite...
C'est peut-être les filles qui font vivre le désert, qui sauvent ce qu'il reste à sauver.