Sirènes (titre provisoire) extraits
PROLOGUE
Voilà d'un coup tu arrêtes
Tu arrêtes de ricaner de t'agiter
D'un coup
C'est mort et c'est figé
L'air de n'être plus là
Plus du tout là
Regard vide silence
Et puis tout ça revient et on reparle fort
Et on brasse de l'air
Le plus d'air possible
C'est qu'on s'en veut à mort de cette accalmie-là
De ce morceau d'absence
Cette sortie en douce
Pourvu que personne ne l'ait vue
Remarquée
Parce que le regard hein
Le regard des autres hein
Les regards aïe
Les autres
Pourtant ils sont pareils
Ils s'ennuient bruyamment
Attendent en s'agitant
Que quelque chose arrive
Pareils
Qu'est-ce que tu veux ?
Qu'est-ce que tu veux alors ?
Grandir
Vieillir
C'est ça ?
Non tu n'y penses jamais
Et ça n'a rien à voir
Tu n'en peux plus c'est tout de tout cet entre-deux
On n'en peut plus alors on lâche tout
On tente quelque chose
On le fait oui
Parce qu'il faut le faire vite
Do it !
Do it OK et on devine bien
Sans même être malin
Qu'à partir comme ça
Juste au bout de l'ennui au bout de cette attente
C'est sûr
Rien ne se passera de ce qu'on a prévu
Mais on ne prévoit rien presque rien
On ne prépare pas presque pas
En tout cas pas assez
Tu y vas c'est tout
Et tu y vas très fort
Parce qu'il te faut du fort
Pour t'arracher à tes ricanements à tes gestes encombrés
Et à tes habitudes
Des habitudes déjà ?
On en a plein mine de rien
Molles et confortables
Vieilles pantoufles
Attends : on n'a pas de pantoufles on détesterait ça
On a des habitudes
Déjà là déjà vieilles pantoufles
Il va falloir faire fort
Parce qu'il te faut du fort
Exemple : un bateau par gros temps
Touché coulé naufrage et naufragés
Attends
Ecoute
« Le 30 avril 2013, le Jadis, pêcheur du Val-André, a fait naufrage au large de Bréhat. Les deux hommes d'équipage sont sains et saufs ». Peut-être.
A partir de là, la scène se passe sur un petit îlot, un récif : des rochers, une minuscule plage.
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Les sirènes apparaissent sur le rocher, les pêcheurs leur tournent le dos et ne les voient pas.
Liz : Ils sont encore là ! Il vaudrait mieux...
Ava : Ah non, Liz, cette fois, on ne s'enfuit pas !
Liz : Ils nous ont vues, hier.
Ava : Hier, je ne sais pas. Mais aujourd'hui, ils vont nous voir !
Liz : On peut replonger, il est encore temps....
Ava : Liz !
Liz : J'ai du mal à respirer, Ava : la montée...
Ava : Tu as peur, Liz. Tu respires mal parce que tu as peur.
Liz : Je... Non, mais... Peur ? Peur de quoi ?
(Silence)
Ava : Peur de... Je ne sais pas, Liz.
Liz : Tu as peur aussi !
Ava : J'ai envie de nouveauté, Liz ; j'en ai besoin !
Liz : Et la nouveauté te fait peur !
Ava : Peur ? Peut-être. Non. Quand je me suis trouvée nez à nez, l'autre semaine, avec cet orque gigantesque, j'étais paralysée ; c'était comme si l'eau vibrait autour de moi, comme si elle allait geler ; et je ne pouvais plus bouger, impossible ! J'étais terrorisée !... Là, non. Là, c'est autre chose...
Liz : Doucement, ils vont nous entendre.
Ava : Ils dorment. Ils rêvent.
Liz : Ils font ce que nous aimerions qu'ils fassent, alors ?
Ava : Approchons-nous lentement.
Liz : Toi d'abord.
Ava : Toutes les deux.
Liz : Toi d'abord. Et moi après. Le temps que je reprenne mon souffle.
Ava : Bon.
Liz : Attends. Ils ne sont pas comme... ils ne ressemblent pas à... au...
Ava : Au prince blond du yacht ? Aux valseurs gominés du paquebot ? Mais on n'en sait rien, Liz : le prince, les danseurs, ils n'existent pas, on les a juste imaginés ! Eux, là, ils sont vrais, on pourrait les toucher.
Liz : Les toucher ?
Ava : Les toucher, peut-être pas. Leur parler, sûrement. Juste leur parler.
Liz : Mais pour leur dire quoi ?
Ava : Je ne sais pas... Pour faire connaissance. Viens, Liz, tu respires mieux maintenant. Viens.
(Elles se déplacent un peu. Les pêcheurs se retournent et les voient.)
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EPILOGUE
Ava et Liz
Bart et Tim ne sont plus là. Les sirènes apparaissent et s'avancent vers les spectateurs.
Ava : Les secours sont arrivés. Tim et Bart sont sains et saufs. Enfin presque : ils se demanderont toute leur vie si tout cela n'a été qu'un rêve...
Liz : Bart voudra être gardien de phare. Seul tout en haut d'une tour de pierre posée sur un récif, cinglée par les vents et battue par les vagues. Mais les phares n'ont plus de gardien, ce sont des machines qu'on vient seulement entretenir de temps en temps. Personne ne vit plus dans un phare. Alors il travaillera sur une plate-forme de forage ; c'est un peu comme un phare : ça se dresse haut au-dessus de l'eau et ça ne bouge presque pas.
Ava : Là, on le verra souvent, son casque de chantier sur la tête, se pencher longuement sur la mer.
Liz : Et Tim ?
Ava : Tim sera d'abord matelot sur un petit cargo, puis sur un grand pétrolier et puis sur un énorme porte-conteneurs. Il fera comme ça plusieurs fois le tour du monde.
Liz : Pas mal, non ?
Ava : Oui, mais Tim c'est Tim. Alors, il économisera et s'achètera un jour un voilier d'occasion. Oh, un petit voilier...
Liz : Hé, douze mètres, quand même !
Ava : Alors on le verra longtemps parmi les archipels naviguer d'île en île, transportant du courrier ou bien des passagers...
Liz : Parfois une passagère...
Ava : Ou ne transportant rien. Pour Tim, pour lui, seuls comptent vraiment l'alizé qui le pousse et les bonds des dauphins qui souvent l'accompagnent.
Liz : Il lui arrivera de rêver de naufrage. Pas de ces cauchemars qui vous réveillent en sursaut, à bout de souffle et en sueur, non : il fera de vrais rêves, ceux qui vous laissent de petits regrets au cœur mais toujours un grand sourire aux lèvres.
Ava : C'est qu'il n'aura peur de rien, Tim, ni de ce qu'il laisse dans son sillage, ni de ce qui l'attend, là-bas, plus loin que l'horizon : il sera devenu un très très bon marin.
Liz : Et nous ?
(Les deux sirènes échangent un sourire et un regard de connivence.)
Ava : Nous ? Il faut envisager que nous ne sommes peut-être qu'un mirage, un rêve, un songe enchanté et ruisselant ; mais si fugace, si passager...
Liz : Comme un château de sable que la marée emporte, efface...
Ava : Nous nous aventurons de moins en moins là-haut ; nous avons de plus en plus de mal à crever le plafond miroitant qui sépare la mer du ciel, à percer la surface de l'eau.
Liz : Parce que passer cette frontière nous coûte de terribles efforts : le soleil nous brûle et l'air, tout marin qu'il soit, nous ronge la gorge et les poumons.
Ava : Et puis nous perdons là-haut l'aisance et la légèreté que nous avons sous l'eau, nous devenons lourdes, le moindre geste nous pèse et nous écrase.
Liz : Je sais, vous l'avez vu : nous parvenons à garder malgré tout une élégance, une vivacité, un charme pour tout dire que bien des filles, à terre, pourraient nous envier !
Ava : Peut-être ! Mais à quel prix ? Nous plongeons, nous redescendons toujours à bout de forces, épuisées. Epuisées et déçues !
Liz : Déçues parce que la plupart du temps nous ne rencontrons personne...
Ava : Et si, par hasard, nous rencontrons quelqu'un...
Liz : ... Quelqu'un des bateaux, quelqu'un de la côte, quelqu'un de la terre, nous n'avons que le temps de faire le compte de ce qui nous sépare ! Jamais de ce qui nous rapproche, de ce que nous avons en commun, de ce que nous pourrions faire ensemble, vivre ensemble !
Ava : Ce que nous imaginons sous l'eau, les paquebots scintillants et les yachts princiers, nous satisfait bien davantage que ce que nous trouvons en surface. Nous ne montons presque plus sur le récif.
Liz : Alors, les seuls bateaux que nous voyons sont au fond : des épaves rongées par le sel, étouffées par les algues. Triste, non ?
Ava : Ce serait triste si nous n'étions pas seulement un mirage, un rêve, un songe enchanté et ruisselant, fugace et passager...
Liz : Comme un château de sable que la vague lèche un peu puis de sa large main efface...
FIN